"C'est plus facile que d'attaquer des banques" : pourquoi des acteurs du secteur des cryptomonnaies et leurs familles sont-ils devenus des cibles d'enlèvements ?

Des hommes ont essayé d'enlever la fille et le petit-fils du PDG d'une société de cryptomonnaies, mardi, à Paris. Une tentative avortée, mais spectaculaire, qui n'est pas inédite. Depuis plusieurs mois, des dirigeants d'entreprises du secteur et leurs proches sont visés par des ravisseurs.
Une tentative d'enlèvement ultraviolente en pleine rue à Paris. Mardi 13 mai, à l'heure où les enfants vont à l'école, des hommes cagoulés surgissent d'une camionnette blanche siglée Chronopost pour kidnapper la fille du patron d'une société du secteur des cryptomonnaies. Elle marche sur le trottoir, dans le 11e arrondissement, accompagnée de son enfant et de son compagnon. Ce dernier résiste, tandis que les ravisseurs le frappent avec une bombe lacrymogène, jusqu'à ce que des passants s'interposent, dont l'un jette un extincteur sur eux, poussant les malfaiteurs à prendre la fuite.
La scène est spectaculaire, mais ce n'est pas la première fois que des dirigeants de sociétés de cryptomonnaies ou de membres de leurs familles sont ciblés. Fin janvier, David Balland, le cofondateur de Ledger, spécialiste de portefeuilles crypto, est enlevé avec sa compagne à leur domicile dans le Cher, puis séquestré violemment pendant quarante-huit heures, le temps que le GIGN le retrouve. Le 1er mai, le père d'un homme qui a fait fortune dans les cryptomonnaies est aussi enlevé par quatre hommes encagoulés dans la capitale. Il est libéré plus de deux jours plus tard, avec un doigt sectionné, comme David Balland. A chaque fois, les ravisseurs demandent une grosse rançon en cryptomonnaies.
Ces affaires, qui se sont multipliées en quelques semaines, ont poussé Bruno Retailleau à organiser une réunion au ministère de l'Intérieur, vendredi 16 mai, à 9 heures. "Je réunirai à Beauvau les entrepreneurs, il y en a quelques-uns en France, qui sont dans ces cryptomonnaies pour que, avec eux, on travaille à leur sécurité" et "pour qu'ils soient conscients aussi des risques", a-t-il annoncé, mercredi matin, sur Europe 1 et CNews.
En quelques années, les cryptomonnaies ont séduit les investisseurs, y compris en France, même si elles restent des placements confidentiels. Un Français sur dix déclare en posséder, selon la dernière étude de l'Association pour le développement des actifs numérique (Adan). Car ces monnaies numériques sont devenues un nouveau moyen d'investir et de s'enrichir rapidement, avec des gains parfois colossaux. Le cours du bitcoin, la plus célèbre des cryptos, dépasse désormais les 100 000 dollars, soit une multiplication de sa valeur par 100 000 en moins de 15 ans. Il s'est envolé ces derniers mois, en particulier depuis l'élection à la tête des Etats-Unis de Donald Trump, fervent soutien du secteur. Cet argent virtuel est devenu une valeur refuge et rivalise avec l'or. De quoi susciter les convoitises.
"On est sur des personnes qui possèdent parfois des sommes énormes, plusieurs millions d'euros et c'est de l'argent très vite disponible", a raconté Fabrice Gardon, directeur de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, au micro de franceinfo. "Dans la plupart des cas, les mouvements d'argent sont visibles. C'est un peu comme si vous pouviez voir ce que chacun a sur son compte dans des banques traditionnelles. Tout ça, bien évidemment, crée de l'appétit, crée des envies."
"A l'inverse d'une banque, la sécurité physique va être bien plus faible chez un possesseur particulier", poursuit Renaud Lifchitz, expert en cybersécurité et en cryptomonnaies, sur BFMTV. "Le principe des cryptomonnaies, c'est qu'on les détient en pleine propriété soi-même et qu'on n'a pas à passer par un tiers pour les détenir." Les malfaiteurs "espèrent ainsi débloquer des fonds et des actifs rapidement", abonde Jenna Scaglia, avocate à Paris, spécialisée dans le secteur des crypto-actifs.
"C'est plus facile que d'attaquer des banques, qui sont de plus en plus sécurisées, et où on ne trouve plus de cash de nos jours."
Jenna Scaglia, avocateà franceinfo
Ces "rois de la crypto" sont-ils réellement assis sur un trésor virtuel que tout le monde peut voler ? "C'est à la fois une réalité, car c'est assez simple de menacer quelqu'un pour se connecter à son portefeuille de cryptomonnaies [son "wallet"] parfois grâce à une clé de douze mots [sa "seed phrase"], que certains apprennent par cœur, avant de partir à l'étranger faire un virement vers une plateforme non régulée, aux Seychelles par exemple", développe Ronan Journoud, également avocat dans ce domaine. "Mais c'est aussi un mythe, car les fonds liés aux cryptomonnaies sont toujours traçables, quel que soit l'endroit."
En France, impossible d'échanger des cryptomonnaies contre des coupures de billets. C'est toutefois possible dans certains pays, en Asie par exemple, ou aux Emirats arabes unis. En revanche, on peut revendre ses Bitcoin, Tether, Ethereum ou Binance Coin via des plateformes régulées et avec un taux d'imposition. Néanmoins, penser qu'un patron de société de cryptomonnaies peut débloquer tout seul ses fonds rapidement sous la menace et la contrainte est une fausse croyance, selon Ronan Journoud. "Il n'est pas le seul à avoir la main dessus, c'est une mesure de sécurité mise en place dès le départ pour les professionnels de l'écosystème", souligne l'avocat.
Dans l'affaire du rapt de David Balland et de son épouse, c'est à son associé, Eric Larchevêque, que les ravisseurs ont envoyé la vidéo de son doigt mutilé, accompagné de leur demande de rançon, une somme de dix millions d'euros en monnaie virtuelle, selon les informations de France Télévisions. Pour les "calmer", pendant que les enquêteurs tentaient de localiser la maison où le cofondateur de Ledger était séquestré, un acompte de 3 millions d'euros a été versé, avec l'aide d'une avocate spécialisée, Sarah Compani. "La rançon, elle va être payée dans une certaine cryptomonnaie. Je pouvais garantir que le gel interviendrait à temps et qu'ensuite, on pourrait récupérer ces fonds. Ce qui est impossible à faire avec le monde bancaire traditionnel", explique-t-elle.
Ce "gel" des fonds a été confirmé sur franceinfo par la porte-parole de la gendarmerie. Face à ces pratiques inédites, les enquêteurs sont forcés d'intégrer davantage d'outils technologiques dans leurs méthodes d'investigation, car les malfaiteurs ont une longueur d'avance en la matière.
Si les criminels s'attaquent aux acteurs de la cryptomonnaie, c'est aussi parce qu'il est facile de scruter l'activité quotidienne de leurs cibles sur les réseaux sociaux. Ainsi, le père d'un influenceur en cryptomonnaies basé à Dubaï a été retrouvé, début janvier, dans le coffre d'une voiture près du Mans, à plusieurs centaines de kilomètres de son domicile situé dans l'Ain, après, une fois de plus, une demande de rançon. Or, son fils publie régulièrement des vidéos sur ses gains. "Difficile de faire autrement dans ce domaine", souligne Ronan Journoud.
"Ce sont des personnes en première ligne, qui doivent communiquer beaucoup sur internet."
Ronan Journoud, avocatà franceinfo
L'avocat ne conseille pas les PDG des plus grosses entreprises du secteur, mais aide les "anonymes qui ont gagné beaucoup d'argent grâce aux cryptomonnaies" à prendre des mesures de sécurité. "Je leur dis par exemple d'éviter de révéler leur adresse personnelle et de ne pas trop en parler autour d'eux", confie-t-il. Parfois, les données fuitent malgré les précautions prises : en raison d'une nouvelle réglementation européenne, "on a dans les mêmes fichiers informatiques les adresses de domiciles et de portefeuilles", affirme Renaud Lifchitz dans "C à vous".
🔴 Cryptomonnaie : "La réglementation actuelle fait se déverser dans les mêmes fichiers d'informations : l’adresse du domicile et de portefeuilles crypto. Lorsqu’il y a une fuite de données, les ravisseurs savent où trouver l’argent, et combien."
Renaud Lifchitz dans #CàVous pic.twitter.com/oc0xaXpnFk
Francetvinfo